Extrait de « La maison au bord du fleuve » de Jean Balde

Editions Delmas, 1937

LE DOCTEUR ARNOZAN

 

            Ce n'était pas seulement mon amie Marguerite que j'aimais. C'était toute sa famille, et particulière­ment son père, le Professeur Arnozan. La charité de ce grand médecin était légendaire. A midi, les clochards des quais se rassemblaient, Pavé des Chartrons, autour de sa porte. Mais le Docteur prolongeait ses visites à l'Hôpital. Il était souvent plus d’une heure quand le petit coupé aux roues caoutchoutées s'arrêtait net devant la maison. Le Docteur Arnozan descendait sans perdre une seconde, mais d'un pas égal. Cet homme harcelé d'occupations ne se pressait jamais. Les mendiants l’entouraient sans bousculade. On savait qu'il donnait à tous. Ce sont les héritiers de monsieur, disaient les vieilles domestiques.

             Après l'angélus de midi, égrené par les cloches de Saint-Louis, le groupe loqueteux formait au coin de la rue du Couvent une sorte de cercle. L'été, le soleil baignait la feuillée épaisse des marronniers. Il faisait bon attendre devant cette porte. Le Pavé des Chartrons - aujourd'hui débaptisé et devenu le cours Xavier Arnozan - est le domaine des grands négociants. Quartier protestant où régnait, la barbe étalée et la boutonnière fleurie d'un œillet énorme, M. Daniel Guestier, incarnation de l'esprit bordelais et du haut commerce. II avait une écurie de courses. II donnait le ton à la caste extrêmement fermée qui s'habillait d'étoffes anglaises. Lui-même portait des pantalons à damier et un veston dune coupe particulière. « Ah ! ce Daniel Guestier, disait-on, qu’il a du cachet. » Ses moindres gestes prenaient quelque chose de magnifique et d'inimitable En ma jeunesse, le « Pavé » brillait encore à Bordeaux de tout son prestige. Les grandes fortunes n'étaient pas atteintes. On les croyait invulnérables. Les négociants en vin, aux noms étrangers, formaient de puissantes dynasties. La fortune de Bordeaux dépendait de leurs oracles. Ils achetaient ou n'achetaient pas, décidaient la hausse ou la baisse. Leurs émissaires, les courtiers, colportaient leurs arrêts dans les vignobles. Si les potaches pâlissent d'angoisse devant le jury des facultés, les propriétaires n'en menaient pas large devant ces rigoureux examinateurs. Dans leurs bureaux, au-dessus de la foule humiliée des échantillons, des sentences définitives tombaient de leurs bouches. Sur le Pavé, les hôtels du XVIIIe siècle, d'un goût raffiné, où la corbeille ouvragée des balcons rappelle les paniers des robes de Cour, étaient leur quartier général. Par derrière, les chais ouvrant sur des rues noires et les tonnelleries où le marteau retentit sur les fûts sonores, formaient leur royaume. Et aussi le Médoc, où des blancs châteaux, posés comme des bibelots princiers au milieu des vignes, évoquaient leurs fastes.

            La simplicité du Docteur Arnozan formait avec ce luxueux voisinage un bien grand contraste. Jamais homme ne fut plus modeste. Il n'affectait ni la richesse, ni la pauvreté - ce qui est souvent dans certaines hautes situations une forme sournoise de la vanité. II était lui-même. Aucune mode médicale ou autre ne trouva jamais la moindre prise sur son caractère pondéré et son esprit juste. Rien de ce qui brille ne l'éblouissait. Confident de la misère humaine, conseiller secret des famines, ne voyait-on pas en lui le type de ces médecins d'autrefois qui exerçaient leur profession comme un sacerdoce ? La confiance qu'il inspirait était absolue. On ne le consultait pas seulement pour le foie, le cœur, les reins, mais pour des questions d'avenir. On lui posait des cas de conscience. Dans la mesure où il le pouvait, il s'appliquait à les résoudre. Ce n'était pas seulement un savant insigne : c'était un sage. 

            La médecine, qu'il a professée avec une conscience scrupuleuse, entretenait en lui un fonds de tristesse. Intimement pénétré de la douleur humaine, il savait la science impuissante en beaucoup de cas. II avait de la peine à s'y résigner. L'endurcissement professionnel ne lui vint jamais. Dans l'enfant malade, il revoyait son fils Alfred qu'il avait perdu. Les larmes des parents étaient les siennes. On n'imaginait pas de douleur que le Docteur Arnozan ne connût à fond. « II y a trop de gens malheureux, déplorait-il. Et il y a des gens trop malheureux. » 

            Comme équipage, il se contentait d'un coupé de louage. Le cocher, Achille - de l'écurie Comminge - était enfoui l'hiver dams une peau de bique brume à longs poils. Deux chevaux, Moustique et Fil-de-Fer, se relayaient à son service. Moustique partait comme l'éclair dès qu'il entendait la voix du Docteur. Aussi M. Arnozan devait-il attendre d'avoir refermé la portière pour donner ses ordres. Cette petite voiture usagée, ce cocher affublé dune houppelande ruisselante les jours de pluie, ce cheval qui filait si vite, qui donc à Bordeaux ne les connaissait ? Derrière les vitres embuées, la silhouette du Docteur se profilait. Des brochures et des journaux couvraient les coussins. Guettant aux fenêtres, les clients anxieux reconnaissaient le grelot, le trot du cheval.

              Je le revois, portant haut la fête. Une lumière de gravité douce éclairait son front. Avec ses pommettes fortes, sa moustache blanche, son visage respirait la probité du vieux praticien. La finesse de l'intelligence brillait dans ses yeux un peu bridés et dans son sourire. Il y a près de dix ans que la mort l'a brusquement frappé. Et ce sourire - le plus beau, je crois, que j'aie jamais vu - illumine toujours pour moi sa physionomie. C'était un rayonne­ment de tous ses traits. La pureté de son âme et de sa vie lui garda jusqu'au dernier jour un air de jeunesse. Et aussi la maîtrise parfaite de soi ! Dans sa dignité, on reconnaissait la politesse exquise de la vieille France. Aucune ambition n'avait troublé son regard vif et perspicace. Quand il riait au milieu de nous, il avait notre âge. Et son humour, son observation aiguisée, nous réjouissait. Je revois aussi sa jaquette noire, la petite cravate nouée sur son col et les mémorables souliers à élas­tiques que ses élèves n'ont pas oubliés. Sa modeste chaîne de montre en acier était légendaire. Je ne l'ai pas connu dans son service. Mais les témoignages sont unanimes « Quand je le voyais se pencher sur ces lits d'hôpital, disait le Docteur Suertegaray à M. le Curé de Saint-Jean-de-Luz, il me semblait voir le Christ lui-même se pencher vers nos misères et moi j'aurais voulu faire comme lui. Mais je n'y arriverai pas…. Ah ! combien j'aurais voulu ! »

              Un autre de ses élèves m'envoie ces notes « Le Docteur Arnozan connaissait particulièrement bien ce que l'on nomme en médecine la matière médicale, c'est-à-dire l'ensemble des remèdes et des médications. Il avait écrit un ouvrage de thérapeutique qui est resté longtemps classique. Néanmoins il mettait grande coquetterie médicale à ne prescrire que des médications extrêmement simples, en petit nombre et en petites quantités. L'anecdote suivante, dont j'ai été le témoin en 1912, alors que j'étais externe dans son service, le dépeint entièrement :       

Il faut dire que le service hospitalier du Professeur Arnozan était le « grand » service particulièrement recherché et suivi, non seulement par les vieux étudiants, mais aussi par un grand nombre de jeunes professeurs, de médecins de la ville…. Après avoir examiné en commun un sujet que lui choisissait le chef de clinique, le Patron allait s'asseoir devant la table du cahier, tout le service se disposait en cercle autour de lui et l'on discutait diagnostic et traitement. 

             Ce jour-là, le sujet examiné était atteint de néphrite grave avec anurie : état extrêmement sérieux. Quel traitement appliquer ? Je revois encore le Docteur M (devenu  professeur à la Faculté) proposer un sérum de veines rénales, alors médication rare et dans toute la splendeur de sa nouveauté. Le Docteur L (lui aussi aujourd'hui professeur) parler de décapsulation des reins, intervention à laquelle le chef de clinique d'alors, mon ami C (encore professeur), préfère une néphrotomie…Chacun y va de sa thérapeutique nouvelle et, croit-il, active. Le Patron parle en dernier : il a, durant toute cette longue consultation, gardé le silence, souriant à moitié les yeux plissés dans une attitude qui lui était chère. Il parle très peu et très bas et tout le monde fait silence et tend l’oreille pour l’entendre. 

« Je lui donnerais volontiers de l'eau sucrée : marquez, me dit-il, Eau d’Evian, un demi-litre, et sucre, six morceaux.» 

Le malade devait mourir le lendemain. 

            J'avoue que, ce jour-là, les vieux étudiants du service, nous comprîmes mal la médication du Patron. Ce ne fut qu'un peu plus tard, en lisant l'admirable monographie du Docteur Lesage sur la méningite tuberculeuse de l'enfant, que j'en rappro­chai cette phrase de l'enseignement oral que nous avait donné ce jour-là le Professeur Arnozan : « Lors­qu'il sait qu'une médication va échouer, le médecin a le devoir absolu d'éviter à son malade les souffrances résultant de son application !» Dans sa dernière leçon, récapitulant les principes qui l’avaient constamment guidé, le Professeur Arnozan tint à s'expliquer une dernière fois sur cette méthode : « Des enseignements de mes Maîtres, de mon expérience personnelle, j’ai gardé pour bien des maladies une certaine tendance à l'expectation - expectation qui, d'ailleurs, a été rarement absolue.

L'expectation n'est pas toujours un aveu d'impuissance. Elle est souvent un acte de foi scientifique et raisonnée dans une évolution favorable du mal. Elle résulte d'une connaissance profonde de la marche de l'affection. Je sais bien qu'on me l'a reproché, on a pensé qu'il m'était arrivé de laisser mourir des malades qu'une médication plus active et plus neuve aurait peut-être guéris. Je ne crois pas avoir vraiment mérité ce reproche. Mais, s'il est vrai, ce que je conteste, que je n'ai pas empêché de mourir certains malades graves par la timidité de mon traitement, je suis certain, par contre, de n'en avoir empêché aucun de guérir, et peut-être toutes les méthodes thérapeutiques, aujourd'hui si prisées, ne pourraient-elles pas s'en vanter.»

            Tel il était, simple dans sa médication comme dans sa vie, se gardant avec une sorte d'horreur du tapage, de la réclame et des engouements, et faisant confiance aux forces saines de la nature. Mais la prudence n'est pas la routine. Vis-à-vis des toubibs endurcis par l'âge et les préjugés, son esprit se fai­sait caustique. Car il avait le don d'ironie. Un de ses élèves me cite cette anecdote de jeunesse : « A la salle d'autopsie, un vieux professeur fait une nécropsie : suivant l'usage de cette époque, il n'est pas en blouse, mais porte sa redingote d'hôpital et ses manches trempent abominablement dans le sang et les viscères. Le devant de son plastron est tout maculé de taches horribles.

« Passe le Docteur Arnozan, alors jeune agrégé. L'apercevant, le vieux professeur l'interpelle

- Ah ! Ah ! Arnozan, je suis toujours carnifex carnificis.

- Vous déclinez, Monsieur, répond le Docteur Arnozan. »

            La charité, seule, tempérait ses mots à l'emporte-pièce. En août 1914, il reconnaît parmi les blessés qu'il soigne dans son ambulance un cas de tétanos. Il est urgent de l'isoler. Mais où ? Le Docteur télé­phone au bureau du Service de Santé. 

« Que faut-il que je fasse de ce malade ?

- Monsieur le Professeur, lui réplique un cuistre galonné, quand on a l’honneur d’avoir un tétanique dans son service, on le garde et on le soigne. »

          Quand il racontait cette histoire, le Docteur Arnozan riait de bon cœur. De ses fortes études classiques, il gardait ce sens aigu du ridicule que La Fontaine et Molière ont porté à sa perfection. La sottise et la vanité excitaient sa verve. Il n’aimait ni le toc ni la suffisance. Si les véritables souffrances lui inspiraient une pitié sans bornes, il réglait d'un mot leur compte aux malades imaginaires et aux visionnaires.

« Un jour, a-t-il raconté à un de ses élèves, un riche étranger vient me consulter. C'est un jeune homme sans forces et sans puissance qui court à travers l'Europe, passant des cabinets des médecins les plus connus aux lieux de pèlerinages les plus célèbres. La fiancée du jeune homme l'accompagne dans ce voyage et assiste aux consultations :

-         Et que lui avez-vous prescrit, mon cher Maître ?

-         Des cachets de valériane !

Quand le Docteur Arnozan fut nommé adjoint au Maire de Bordeaux, l'allégresse régna Bans son service. Mais, quand on sut qu'il était affecté aux affaires militaires, la joie redoubla. A son arrivée à l'Hôpital, ses élèves entonnèrent en chœur la Marseillaise. A l'Hôtel de Ville, il montra, comme à l'hôpital, une humeur égale. Un jour, un officier vient lui faire une sortie violente. M. Arnozan l'écoute dans le plus grand calme 

-         Eh quoi ! Monsieur, proteste l'officier encore fumant de colère mais désarçonné, vous ne me dites rien ?

Et le Docteur, d'un ton paisible : 

-         Vous ne m'avez pas laissé le temps de vous répondre.

 

Autant que sa science, son bon sens était sûr et sans défaillance. Un jour, une dame le consulte sur un mariage :  

-         Un oncle peut-il épouser sa nièce ? Dites-moi franchement, Docteur, ce que vous en pensez ?

-         Non, Madame, ce mariage ne doit pas se faire.

-         Mais, Docteur, c'est épouvantable ! L'un et l'au­tre vont mourir de chagrin !

-         Alors, Madame, qu'ils se marient ! De deux maux, il faut choisir le moindre.

             Le plus souvent, midi et demi ayant sonné, on se mettait à table sans lui. Au milieu du déjeuner, la porte s'ouvrait : le Docteur entrait ! Les visages s'illuminaient. L'atmosphère changeait instantanément comme si des radiations de vie s'étaient répandues. Il posait à côté de son couvert un paquet de lettres et de journaux. Le téléphone sonnait presque sans arrêt. Au rez-de-chaussée, le salon d'attente se remplissait.

Ainsi harcelé par ses malades, il savait en cette brève demi-heure se retirer d'eux. La vie familiale lui ouvrait son refuge. Malgré les appels, les entrées précipitées de la vieille Jeanne, brusque et bougonne, préposée au service de la porte et véritable type de la servante d'autrefois, un peu tyrannique mais dévouée à la maison comme un chien de  garde, les yeux du Docteur se reposaient avec une intime délectation sur les êtres qu'il a tant chéris.

              Avec son frère Gabriel, il avait été élève de la pension Bouffartigue, dans le quartier Saint-Pierre. Mon père y avait fait aussi ses premières classes. M. Bouffartigue jouait - s'il m'en souvient bien le rôle de répétiteur et conduisait chaque jour au Lycée sa bande de potaches. Arnozan (Xavier) était la gloire de son institution. Le jour où cet élève émérite décrocha au concours général je ne sais plus quel prix, M. Bouffartigue, fier comme un Turc, leva les punitions dans toutes les classes. 

               A la table du Docteur, on évoquait volontiers des souvenirs. Il était né à Bordeaux, allées de Tourny, dans la vieille pharmacie de famille. Son père, Alfred Arnozan, incarnait la conscience professionnelle. C'était un homme de grande taille, invariablement sanglé dans une longue redingote noire, le col ceint d'une cravate blanche. Dans la rue, on le rencontrait coiffé d'un sévère chapeau haut de forme. En ce temps-là, on ne plaisantait guère avec la tenue. Aussi, quel respect il imposait ! Et quelle confiance ! Plus d'un médecin, signant une ordon­nance délicate, ne manquait pas de recommander « Apportez-la chez Arnozan ! ». Une pharmacie de l'ancien temps ne ressemblait guère à celles d'au­jourd'hui, où l'on ne débite guère que des spécialités. C'était l'époque des potions parfumées, des onctueux sirops….On pesait minutieusement, on malaxait dans un petit mortier de marbre au coin du comptoir, on dosait des poudres. Les fioles coiffées de papier plissé n'étaient pas expédiées en caisses. Il y avait un art des onguents et des collyres. 

 

           Dans le cadre sévère d'une officine à l'ancienne mode, fleurant bon la pâte de guimauve et les herbes odoriférantes, M. Alfred Arnozan accueillait ses clients avec bonté et urbanité, les faisait asseoir, les écoutait. L’ordonnance lue avec grande attention il se tournait vers son interlocuteur, s'inquiétait avec soin de l'état de santé du malade, et, avec des yeux empreints de malice, lui disait souvent : « pensez­ vous que ces remèdes lui feront du bien ? » A l’entendre parler, on aurait pu croire que la vente des produits pharmaceutiques lui était totalement étrangère. Cet homme était, comme son fils Xavier, d'un doux scepticisme il pensait que la « natura medi­catrix » était le premier remède et son arsenal se réduisait à une vingtaine de produits.

           Malgré ce désintéressement, sa pharmacie était des plus achalandées. Le public savait que ce praticien était un homme honnête et consciencieux; et ses préparations irréprochables. Décelait-il dans cer­taines drogues une origine douteuse ? Il les rebutait. Un voyageur étant entré chez lui pour lui proposer des substances à un très bas prix, se vit mettre à la porte avec cette phrase ; « Monsieur, si vos pro­duits sont bon marché, ils ne valent rien, je n'achète que des produits chers. »            

            Alfred Arnozan faisait partie de la Société de Médecine, et, quoique simple pharmacien, il eut l'honneur de présider cette docte compagnie; c'est dire l'estime dans laquelle il était tenu par le corps médical bordelais. Les années ont passé sur son officine sans changer son aspect et ses traditions. Le même pot bleu et blanc de vieille faïence bordelaise, rappe­lant la couleur de l'ancien Nevers et orné de cadu­cées en forme d'anses, véritable fétiche de la maison, trône toujours dans la devanture.

          Au temps où Xavier Arnozan, interne à Paris, à l'Hôtel-dieu, faisait au quartier latin de brillantes études médicales, sa famille, enracinée allées de Tourny, recevait de lui des lettres qui étaient un véritable journal, débordant d'humour et d'anecdotes.

Quand je revins, nous racontait-il, ma bourse était si plate que j'avais juste le prix du voyage. N'ayant pas un fifrelin pour payer mon fiacre, je me jetai avec effusion dans les bras de mon père, puis de ma mère, leur laissant le soin de régler le cocher, qui avait débarqué ma malle et s'impatientait sur le trottoir.

Il s'installa d'abord cours Tournon, n° 15. C'était le 14 juillet. Il attendit toute la journée. Comme le premier client ne paraissait pas, il ne crut pas im­prudent, à l'heure du dîner, d'aller jusque sur les Quinconces pour voir les réjouissances et les drapeaux. Quand il rentra, sa domestique se précipita

- Quelqu'un est venu demander Monsieur 

- Qui est-ce ?

- Un monsieur qui avait sa femme malade.

- Comment s'appelle-t-il ?

- Il ne l'a pas dit.

- Quelle est son adresse ?

- Ah! Monsieur, je n'en sais rien.

Ainsi débuta une des plus belles carrières médicales de la ville. Le Docteur Arnozan ne sut jamais le nom de celui qui aurait été son premier client.

            D'une vieille famille catholique, il aimait à rappeler qu'un de ses aïeux, Marc Arnozan, avait été guillotiné, sous la Terreur, pour avoir logé des prêtres non assermentés. En des circonstances semblables, il est lors de doute que le Docteur aurait fait de même. Non seulement il eût recueilli son vieil ami, l'abbé Sonnet, lucide et caustique, mais tous ceux qui auraient cherché chez lui un refuge. Mourir pour son Dieu, lui eût certainement paru la plus belle mort. En matière religieuse, ce savant d'une si haute intelligence ne compliquait rien, ne discutait pas, professait la foi du charbonnier :

- Je suis mon curé, disait-il; mon curé suit son évêque; l'évêque suit le pape. Je suis donc sûr d'aller tout droit au bon Dieu !

         S'il avait vu un de ses petits-fils, Alfred Farne, prendre l'habit noir des Assomptionnistes, et un autre, Paul Farne, la, robe des Pères Blancs, ces vocations fleurissant sur la vieille souche familiale auraient gonflé d'indicible joie son cœur qui a tant battu pour les autres. Car il n'était pas seulement catholique mais évangélique. Si je pouvais recueillir ici tous les traits de son désintéressement, de sa charité - mais combien sont restés cachés ! – ne serait-ce pas les fioretti de celui que les pauvres avaient surnommé « le bon Monsieur Arnozan »  ?

         Combien y avait-il de malades qu'il soignait « à l’œil », selon l'expression populaire. « Ce sont mes clients oculaires », plaisantait-il. A ses débuts, il faisait payer deux francs sa consultation. Pendant bien longtemps, et alors qu'il était devenu médecin célèbre, une dame lui remit ponctuellement deux pièces de un franc dans une enveloppe. En la lui présentant, elle lui demandait avec son plus gracieux sourire :

- Toujours le même prix, n’est-ce pas, Docteur?

- Oui, Madame, toujours le même prix, répondait M. Arnozan, avec son exquise courtoisie.

            De cette générosité, beaucoup abusaient. « Je viens de causer longuement avec un riche négociant bordelais, rapportait dernièrement un professeur de la Faculté. Il aimait particulièrement M. Arnozan. « Songez donc, m'a-t-il dit, il m'a soigné de longues années et soigné toute ma famille. Sa compétence ! Je ne vous en dirai rien, ni de sa bonté. Mais quel désintéressement ! Jamais il ne m'a envoyé sa note d'honoraires. »

- Et, répond le professeur, vous ne la lui avez donc jamais demandée ?

- Ma foi, je n'y ai pas songé, conclut l'autre. 

 

            Autour du Docteur Arnozan, pendant la dernière période de sa vie - le temps de la guerre et de l'après-guerre - les conditions économiques changeaient à vue d’œil. Lui, restait. le même, mesuré, modeste, ponctuel. Compatissant à toutes les douleurs, il était de ces chrétiens exemplaires qui restreignent leurs dépenses - et peut-être en secret jusqu'à là privation - pour pouvoir donner davantage. Devenu célèbre et très recherché, il n'avait rien modifié de ses habitudes de simplicité. D'intelligence ouverte, lettré, humaniste, il ne se permettait d'autre luxe que les livres et les beaux voyages, qu'il aimait à faire avec ses enfants.

Après la guerre, plusieurs médecins bordelais se réunirent pour étudier en commun la conduite à suivre. Le Docteur Arnozan étant survenu, on le mit au courant de la discussion :

- Vous le savez ! Le prix de la vie augmente chaque jour. C'est une situation intenable.

- Justement, dit le Docteur, j'y réfléchissais. Si les prix augmentent, il y aura beaucoup plus de misère. Je ne vois qu'un remède : c'est que nous abaissions les nôtres.

Et ses confrères, suffoqués, de le dévisager ! La candeur d'Arnozan était désarmante. Plutôt que de courir le risque de gêner autrui, il préférait se gêner soi-même. Quelle que fût la question posée, il la résolvait par le sacrifice. C'était chez lui le mouvement de l'esprit le plus naturel. Une sorte de réflexe ! On sentait que l'habitude remontait loin, aux sources mêmes d'une jeunesse frugale et laborieuse.

              C'était pourtant un père de famille. Il avait des charges. Comme on l'appelait de plus en plus loin, il dut, à la fin de sa vie, user d'une auto. Mais, un soir, revenu chez lui après une longue randonnée, il s'aperçut que le compte du chauffeur dépassait ce qu'il avait reçu lui même et fut obligé de débour­ser le pourboire. Alors seulement il se résigna à élever le prix de ses consultations.

Mme Arnozan partageait son détachement. Fille de professeur, élevée dans le respect des valeurs morales et intellectuelles, elle n'attendait que de la vie de l'âme ses meilleures joies. Son indulgence était sans limite, s'étendait aux êtres les plus disgraciés. Quand on lui disait d'un de ses protégés : « Il n'est pas bien intéressant », elle répondait doucement : « S'il était intéressant, il n'aurait sans doute pas besoin de moi. » L'un et l'autre vivaient dans la hantise des gens malheureux. Leur charité n'était pas seulement inépuisable mais ingénieuse. Ceux qui avaient le nécessaire leur paraissaient des privilégiés. A l'envahissement du matérialisme, ils opposaient un esprit de justice si limpide qu'on eût cru entendre au moindre choc le son du cristal.

              De même qu'il attendait d'y être forcé pour élever le montant de ses honoraires, M. Arnozan n'augmentait pas le loyer de ses maisons. Un jour, il reçoit la visite d'un de ses locataires :

- Docteur, je viens pour mon appartement.

- Vous n'en êtes pas satisfait ?

- Au contraire ! Je m'y plais beaucoup.

- Vous désirez des réparations ?

- Ce serait le comble ! Docteur, vous ne savez peut-être pas que les prix ont changé.

- Vous demandez une diminution ?

- Une diminution ! Vous n'y êtes pas. Une augmentation. Car je me reproche d'abuser de votre bonté.

- Mais puisque je ne vous réclame rien !

- Justement : je vous demande, moi, de fixer mon loyer au cours du jour.

 

            Scrupuleux, M. Arnozan hésita. Etait-ce vraiment juste ? Avait-il le droit ? Il fallut lui forcer la main. Tout ce qui tournait à son avantage lui semblait suspect. Car la pureté de la conscience, chez lui, primait tout.

            Et voici que me revient en mémoire ce que nous appelions « l'histoire de la poule ». C'était le temps où les volailles effarouchées par les autos n'avaient pas encore appris à les éviter. Un jour, la voiture du Docteur écrase une poule. A qui appartient-elle ? Le temps presse, le malade attend, et M. Arnozan n'a pas le loisir d'ouvrir une enquête. Mais il note sur son carnet le nom du village, et, le soir même, écrit au curé :

            « Monsieur le Curé, je vous envoie cinq francs - c'était avant la dévaluation - pour le propriétaire d’une poule écrasée, et je m'excuse de vous donner la peine de le rechercher. »

Cela arriva plusieurs fois. Lui-même en riait avec nous. Et, comme nous étions enclines à nous moquer de je ne sais combien d'animaux en bronze - lions, vaches, taureaux, panthères - qu'on avait rassemblés, ne sachant qu'en faire, sur une table de la salle à manger, il reconnaissait que ces ex-voto étaient encombrants. Une de ses clientes se plaignait un jour à lui de l'état de ses nerfs et de son humeur irritable

- Docteur, je suis si agacée que j'aurais envie de casser quelque chose.

M. Arnozan se leva

- Madame, voilà !

Et il lui présenta un vase de cristal que la dame lui avait offert l'année précédente.

Vis-à-vis des femmes, la malice aiguisait souvent ses reparties. Son oeil fin pénétrait les travers du sexe. Une de ses fidèles clientes qui se piquait d'esprit et aimait beaucoup la conversation souffrait, disait-elle, d'un mal de gorge. Comme il s'était levé, après une longue causerie, elle le rappela :

- Docteur, vous me quittez sans faire votre ordonnance.

- Madame, c'est trop juste !

Et il écrivit sur une feuille de papier blanc : le Silence.

 

            De cette humeur plaisante, que de traits je retrouve dans ma mémoire ! Un monsieur âgé, abondant en sentences et en prophéties, comme le sont souvent les octogénaires, avait vu naître son petit-fils le 31 décembre 1900, alors qu'il avait prévu cette nais­sance pour le 1er janvier :

- Hein ! Docteur, je ne me suis guère trompé dans mes prévisions.

- Comment, répliqua M. Arnozan. Je trouve, au contraire, que vous vous êtes trompé non seulement de jour et de mois, mais encore d'année et même de siècle.

            Nulle part, peut-être je n'ai connu une telle atmosphère de sérénité. Quelle gaîté douce, malgré les indicibles épreuves que les chrétiens reçoivent avec une résignation déchirante et pleine d'amour parce qu'ils les appellent « des croix » ! Jusqu'au mariage de mon amie Marguerite, il ne s'est guère passé de semaine où je ne sois venue dans cette maison du « Pavé » . A peine y étais-je entrée que je me sentais le cœur rafraîchi. Avec l'amitié inaltérable, j'ai connu là - aux années décisives et tourmentées de la jeunesse - une des joies les plus précieuses, celle de vivre auprès d'esprits supérieurs. L'été, la propriété du Docteur, à Talence, nous réu­nissait. Commode et grande, la maison ouvrait sur une terrasse plantée dune magnifique allée de pla­tanes. Il y avait là une table de pierre où nous lisions; au-dessous de la terrasse, une prairie en pente douce descendait vers un ruisseau. Cette partie du jardin, ombragée, secrète, exerçait son attrait sur les jeunes filles. Après tant d'années, je revois des branches d'arbres formant une nef et la petite allée où nos confidences se prolongeaient indéfiniment.

            Après le mariage de mon amie, le Docteur m'en­gagea à continuer à venir chez lui comme par le passé. Je lui rappelais sa fille aînée. Et peut-être ma vie, qu'il sentait soucieuse et difficile, était-elle pour beaucoup dans l'intérêt qu'il n'a jamais cessé de me témoigner. A ce déjeuner hebdomadaire, que de questions étaient soulevées ! Et particulièrement après 1914. Ardemment patriote, il avait vu le meilleur de sa vie s'écouler entre les deux guerres.

            - Trop jeune pour la première, trop vieux pour la seconde, déplorait-il amèrement.

Mais son champ de bataille était ailleurs. Et il s'y est dépensé jusqu'à son dernier jour ! N'avait-il pas contracté trois fois la diphtérie en pratiquant lui­ même la respiration ? C'est avec peine – malgré sa fatigue - qu'il avait achevé à la Faculté le cours qu'il professait depuis tant d'années. Sa dernière leçon fut l'occasion des marques d'affection les plus vives et les plus touchantes. De sa voix basse et douce - et qui ce jour-là tremblait un peu - il voulut répondre aux discours :

« Par tempérament, je n'aime pas beaucoup les grandes manifestations; j'ai toujours fui le bruit, j'ai même souvent dit et répété, et je le redis encore aujourd'hui, que je ne voulais à mes obsèques ni fleurs, ni discours. Et voilà que les choses ont tourné contre mes intentions. II me semble que le Destin, toujours ironique, s'est placé sur mon chemin et m'a tenu ce langage :  « Ah ! tu ne veux pas de discours à ton enterrement. Ce jour-là, cependant, ils ne t'auraient pas beaucoup gêné, mais enfin c'est entendu, tu n'en auras pas. Mais ces discours que tu as écartés de tes obsèques, tu les auras de ton vivant - et il faudra que tu les entendes -tu rougiras, tu seras embarrassé, tu ne sauras que répondre, mais il en sera ainsi. » Et le destin  s'est accompli, et je vous ai entendus, moi présent, faire mon éloge, ce qui est tout à fait gênant ».

           Son dernier matin, il fit sa visite quotidienne à l'hôpital : Mais sa mort, qui le frappa brusquement, ne le surprit pas. Depuis longtemps, toutes ses dispositions étaient prises, sa tâche faite. A ses enfants, et à ses petits-enfants, couronne magnifique de sa vieillesse, il léguait le plus riche héritage de vertus et d'honneur qu'ici-bas puisse laisser un juste !

 

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